Quels paratextes pour la bande dessinée numérique?

Je lisais dernièrement dans BD en ligne de Steven Withrow et John Barber que le lecteur de bandes dessinées en ligne est plus versatile et plus ouvert que le lecteur de bandes dessinées papier, qu’il ne se surprend pas de brusques changements de ton ou de genre dans ses lectures, qu’il accepte par exemple qu’une bande dessinée sentimentale bifurque sans préavis dans la science-fiction (comme avec Tune), le suspens ou l’horreur. Intuitivement, l’affirmation semble sensée : on retrouve plusieurs bandes dessinées en ligne qui ont opéré ce genre de tête-à-queue sans perdre en popularité.  Se pose toutefois la question –laissée sans réponse dans le livre– du pourquoi. Pourquoi le lecteur de bandes dessinées en ligne, en dehors du fait qu’il ne paie généralement pas pour sa lecture, serait-il plus réceptif ou enclin aux éventuels changements et mélanges de genres du récit?

La réponse est peut-être à chercher du côté de la réception de l’œuvre ou, plus précisément, du côté des paratextes. Le théoricien de la littérature Gérard Genette nous enseigne que les paratextes sont des productions verbales ou graphiques, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, qui renseignent le lecteur sur l’œuvre qu’il approche avant même d’entamer le texte à proprement parler et contribuent à établir l’horizon d’attente, le contrat de lecture. En effet, le lecteur qui découvre une bande dessinée papier pour la première fois, en plus de se fier à l’endroit où il la trouve et à la section dans laquelle elle est classée, est également informé sur la nature potentielle de l’œuvre par sa première et sa quatrième de couverture, son appartenance à une collection et/ou à une maison d’édition particulière, son format, etc. Bref, une foule d’indices lui permet de se faire une idée relativement précise de l’œuvre avant même d’entamer sa lecture.

Toutefois, tous ces indices paratextuels que le lecteur est habitué de décoder (par automatisme et presque inconsciemment) disparaissent – ou plutôt changent de formes – dans l’environnement numérique. Les structures éditoriales s’estompent et, avec elles, les notions de « maisons » et de « collections ». Dégagées de la matérialité du livre papier, les couvertures deviennent optionnelles (c’est d’ailleurs souvent la première chose qu’un auteur de bande dessinée numérique doit produire pour permettre la publication de son œuvre en format papier) de même d’ailleurs que le résumé de l’œuvre ou la pagination, voir même le titre. Le lecteur de bandes dessinées en ligne dispose donc, en général, d’une quantité d’informations substantiellement plus limitée sur les œuvres qu’il approche. La ténuité des indications paratextuelles de même, par ailleurs, que le caractère anarchique et infiniment rhizomatique du web tendent à le conserver dans la posture de l’éternel prospecteur. Il avance, si on peut dire, sur un terrain qui reste toujours relativement inconnu, mystérieux (ce qui est à mon avis à la fois une force et une faiblesse du numérique qui rend la recherche plus laborieuse mais la trouvaille plus grisante). Son horizon d’attente au moment d’entamer la lecture de l’œuvre reste,  par conséquent, généralement plus large.

En bref, on pourrait attribuer la versatilité du lecteur de bandes dessinées en ligne à quatre facteurs (dont les deux derniers sont, selon moi, les plus déterminants) :

  • La gratuité de l’œuvre : il ne paie pas et n’est donc pas en mesure de se sentir floué.
  • L’accessibilité de l’œuvre : il ne fournit pas d’effort pour se procurer l’œuvre, accessible en un seul clic. (Ce point est plus faible, je ne fais que le soulever.)
  • L’effet internet : Labyrinthe en perpétuelle expansion et en constant mouvement, Internet est une véritable bibliothèque de Babel des temps modernes. Le lecteur qui évolue dans un milieu aussi protéiforme, aussi propice à l’inattendu, est vraisemblablement appelé à demeurer dans l’expectative, à faire preuve d’une certaine ouverture, à conserver un horizon d’attente plus étendu.
  • Un contrat de lecture plus lâche : la minceur des indices paratextuels n’oriente que légèrement les attentes du lecteur et débouche sur un contrat de lecture moins normatif. Le récit peut donc manifester un comportement plus imprévisible sans rompre le contrat de lecture.

Cette analyse lapidaire, tout comme, j’imagine, l’affirmation des auteurs de BD en ligne, ne prend toutefois en compte que le type le plus populaire de lecture en ligne : celle faite gratuitement (et erratiquement) sur la toile, le plus fréquemment sur des sites ou blogues d’auteurs. On est bien sûr en droit de se demander si un lecteur qui consulte des bandes dessinées via un serveur payant comme Modern Tales où les oeuvres sont classées par catégories et champs d’intérêts – ce qui resserre le contrat de lecture – ou encore un lecteur qui achète puis télécharge des créations numériques via un éditeur en ligne comme Izneo serait aussi flegmatique face aux changements de genres.